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atteindre les extraits suivants: 

Extrait du prologue:

"Le problème cardinal  est de savoir ce qui, dans la société cambodgienne, a permis et continue à permettre à des êtres humains de faire une croix sur tout ce qu'ils possèdent de douceur et de compassion, de bonté et de décence pour commettre des actes d'une cruauté effroyable dont ils ne perçoivent apparemment pas l'énormité et qui ne leur inspirent certainement aucun remords. C'est une question qu'on peut poser, dans une plus ou moins grande mesure, à propos des Allemands (et autres) du temps des nazis, à propos des Rwandais, des Turcs (en Arménie), des Serbes (en Bosnie), des Bosniaques (en Serbie), des Israéliens en Palestine et des Palestiniens en Israël, sans parler de toutes les organisations terroristes qui se targuent de la supériorité morale que leur inspire l'intégrisme islamique.

  L'explication ne réside pas dans quelque anomalie chromosomique, quelque prédisposition génétique à la violence, une "courbe en cloche" névropathe des nations en question. Les Cambodgiens ou,  aussi bien, les Rwandais, ne sont pas biologiquement plus enclins à la cruauté que les Américains ou les Européens de l'Ouest. Les causes sont enracinées dans l'histoire - laquelle crée les conditions qui incitent les nations à chercher des remèdes extrêmes aux maux qu'elles perçoivent -, dans la géographie - laquelle engendre les pressions qui semblent les justifier (le Lebenstraum, disait Hitler; la "survie nationale", disait Pol Pot) - , dans la culture - laquelle érige ou n'arrive pas à ériger des interdits moraux et intellectuels contre ces remèdes extrêmes-, et dans le système politique et social - lequel accorde ou nie à l'individu le droit d'agir selon ses propres vues.

  Mais le contexte ne fait pas tout. Le mal se mesure à ses actes.

  L'individu, quel que soit le contexte, conserve une responsabilité personnelle. Le mal, à ce niveau, consiste à ignorer délibérément ce que l'on sait être juste. Plus le code moral est faible, plus il devient facile de faire le mal. L'avocat Jacques Vergès qui, lorsqu'il était étudiant dans les années cinquante, a fréquenté plusieurs des dirigeants communistes cambodgiens, affirme que ce qui distingue l'homme de l'animal est le crime. La nature, qui ne connaît aucune loi humaine, est sauvage. L'homme seul est criminel. Ou, pour reprendre les termes de l'Ancien Testament, seul l'homme est mauvais. Quand nous considérons ce qui s'est passé au Cambodge, ce n'est pas quelque histoire d'horreur exotique que nous contemplons, ce sont les ténèbres, abîmes immondes de notre âme."

 

L’enfance

  "En raison de leur grande proximité d’âge, les trois plus jeunes, et surtout Sâr [le futur Pol Pot] et Nhep, étaient inséparables. Ils jouaient et nageaient ensemble dans la rivière, et le soir, à la lumière d’une lampe à mèche de jonc, ils écoutaient les vieux du village raconter des histoires et des légendes datant d’avant l’établissement du protectorat français dans les années 1860.

  Leur grand-père, Phem, constituait un lien avec cette époque. Les enfants ne l’avaient pas connu, mais Loth [leur père] leur relatait souvent ses exploits. Phem avait grandi du temps de ce qu’on appela plus tard les « années de calamité», durant lesquelles des envahisseurs vietnamiens et thaïlandais se disputaient la souveraineté sur les vestiges de l’ancien royaume khmer, tandis que les poètes de la cour se faisaient l’écho de la crainte qu’inspirait à la nation l’idée que bientôt « le Cambodge n’existerait plus». Le Palais royal d’Oudong fut rasé et Phnom Pen détruite . Les habitants qui avaient échappé aux corvées imposées par les armées rivales « s’enfuirent dans les forêts pour vivre de feuilles et de racines ». Les Vietnamiens avaient l’habitude d’énucléer leurs prisonniers, de verser du sel sur leurs blessures et de les enterrer vivants. Un missionnaire français qui observa les ravages causés par les Thaïlandais estimait qu’ils ne valaient guère mieux :
 
  la méthode siamoise en temps de guerre consiste à voler tout ce dont ils peuvent s’emparer ; à brûler et à détruire tout partout où ils passent ; à asservir les hommes qu’ils ne tuent pas et à emmener les femmes et les enfants. Ils ne font preuve d’aucune humanité à l’égard de leurs captifs. S’ils ne peuvent marcher à l’allure voulue, ils sont battus, maltraités ou tués. Sans se laisser émouvoir par les larmes et les pleurs, ils massacrent de petits enfants sous les yeux de leurs mères. Ils n’ont pas plus de scrupules à tuer un être humain qu’une mouche, moins peut-être parce que leur religion leur interdit de tuer les animaux .  
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La vie cambodgienne présente un aspect terrien, élémentaire. La nature fourmille et fructifie. Le soleil pèse comme une masse de plomb, la jungle fume, la terre palpite de chaleur et de couleurs tropicales. A la fin du printemps, la campagne est mouchetée de nuages denses et vibrants de papillons oranges, de plusieurs kilomètres de long, qui traversent des plaines de fleurs de lotus et de rizière vert tendre. Les fillettes deviennent femmes et s'épanouissent dès la puberté pour flétrir à vingt ans. Les petits garçons courent tout nus; les petites filles chancellent sous le poids de leurs frères, presqu'aussi grands qu'elles. Dans l'enfance de Sär et Nhep, des troupeaux d'éléphants passaient devant Prek Sbauv [leur village], se dirigeant vers les prairies inondées proches du Grand Lac . Au moment des crues, les villageois organisaient des chasses à dos de buffle, abattant des sangliers au javelot. Quand le fils aîné de Loth, Suong, se rendit pour la première fois à Pnom Penh, à cent cinquante kilomètres au sud, il eut le choix entre  un voyage de dix-huit heures à bord du bateau à vapeur d'un marchand chinois ou un trajet de trois jours en char à boeufs - seulement à la saison sèche toutefois. Pendant les pluies, il n'y avait plus de routes.

  Le paysage et le mode de vie étaient et sont toujours plus proches de ceux de l'Afrique que de la Chine. Remplacez les bambous par des baobabs, et les lotus par des papyrus, et vous pourriez vous trouver au Kenya ou en Tanzanie. Les paysans cambodgiens à peau sombre s'appellent fièrement les "Khmers noirs". Sur la frontière orientale du pays, le monde subtil, sinisé, du fonctionnaire-érudit vietnamien - reposant sur une méritocratie nourrie des idées confucéennes de convenance et de vertu - se heurte à la dureté sensuelle du brahmanisme, au bouddhisme et à la mentalité des Etats indiens.

  Plus encore que les autres pays de la région que les Français nommaient Indochine, le Cambodge se situe sur la ligne de fracture entre les deux grandes civilisations fondatrices de l'Asie.

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  Le Phnom Pen de l'époque était une capitale insolite. Elle était étonnamment peu khmère.
  Les visiteurs y découvraient des "tablées de Français en train de bavarder... des Chinois portant costumes et casques blancs, des Annamites torse nu, en grands pantalons noirs - et parmi eux, étrangement peu de Cambodgiens". Les Khmers représentaient un peu moins du tiers d'une population de cent mille âmes. Les autres habitants étaient, pour la plupart, des marchands de langue chinoise, qui contrôlaient la vie commerciale du pays, et des Vietnamiens qui travaillaient comme petits fonctionnaires, pêcheurs ou coolies. Il y avait aussi des Thaïlandais, des Malaisiens et des Indiens de Pondichéry. Les quelques centaines de familles françaises formaient un petit microcosme, très en vue cependant, qui influençait profondément ce qui se passait dans la vie culturelle et intellectuelle de la ville, ses terrasses de café, ses boulevards bordés d'arbres et ses bâtiments coloniaux de style méditerranéen. Tout cela constituait un lieu cosmopolite et plein de contradictions - languissant mais affairé -, un salmigondis de styles conflictuels...."

 

Fondements culturels du Cambodge

  "A l'époque plus encore qu'aujourd'hui, les Cambodgiens vivaient dans plusieurs mondes parallèles: le monde naturel, régi par les lois de la raison, et celui de la superstition, peuplé de monstres et de spectres, où régnaient les sorciers et la crainte de la magie. En ce sens, le Cambodge était, et reste dans une certaine mesure, un pays médiéval, où le roi lui-même ne prend aucune décision importante sans consulter au préalable l'astrologue de la cour. La ressemblance avec l'Afrique s'impose, là encore. Chaque village a son ap, ou sorcier, et son k'ruu, le guérisseur; chaque communauté rurale possède son neak ta, figure ancestrale ou génie tutélaire qui habite une pierre ou un vieil arbre et qu'il faut se concilier par des offrandes d'encens et d'eau parfumée. A la campagne, on impute à la sorcellerie plus de morts violentes qu'à toute autre cause. Il arrive encore aujourd'hui que les fonctionnaires cambodgiens, des hommes qui ont fréquenté l'université, justifient le lynchage d'un individu soupçonné de sorcellerie en disant: "Ses pouvoirs sont vraiment terribles. Que voulez-vous que les paysans fassent?"
  Les tout premiers souvenirs de Sâr furent marqués par les traditions de ce monde parallèle. Au soir de sa vie, il lui arrivait de raconter l'histoire d'un dhmap, un magicien dont la bouche, en châtiment du blasphème qu'il avait proféré, avait été rétrécie aux dimensions d'une paille. Pour se nourrir, poursuivait-il, il était obligé de rouler de la pâte en fines lanières, et c'est ainsi que les Cambodgiens avaient inventé les nouilles. Il connaissait aussi des récits d'esprits gloutons qui, comme l'ancien taotie chinois, n'étaient que tête et intestins  et se nourrissaient de choses immondes qui vivent dans la boue; s'y ajoutaient des histoires horribles de cire de cadavres, que l'on extrayait des morts de fraîche date pour confectionner des potions, et de foetus arrachés par des maris au ventre de leur femme et momifiés pour en faire des kun krak, des "enfants fumés", esprits familiers dotés de pouvoirs tutélaires magiques.
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  Contrairement aux histoires pour enfants de la plupart des pays où la vertu est récompensée et la méchanceté punie, le monde imaginaire qui offrit à Sâr et à ses contemporains leurs premiers aperçus des coutumes de la société cambodgienne n'était pas régi par des règles aussi tranchées. Dans la légende khmère, les voleurs sont impunis et coulent des jours heureux ad vitam aeternam. Des hommes sont exécutés pour des actes qu'ils n'ont pas commis. A condition qu'elle réussisse, l'infamie n'est pas condamnée. La ruse est admirée; l'honnêteté décriée; et la bonté passe pour de la stupidité. Il n'y a guère de place pour la compassion. Les juges sont décrits comme des imbéciles; la vraie justice ne saurait émaner que du roi, dont les jugements sont sans appel.
  C'est à travers ces récits que Sâr et ses frères s'initièrent aux principes du bouddhisme Theravada qui enseigne que la rétribution du mérite, dans le cycle infini du perfectionnement de soi, ne se fera pas dans cette vie mais dans une existence ultérieure, de même que le présent de l'homme est le fruit de ce qu'il a accompli dans ses existences antérieures."
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Pour tous les Cambodgiens, Angkor était, et reste, le symbole pré-éminent de la grandeur passée du pays. Comme l'a expliqué un des vieux hommes d'Etat, Penn Nouth; "La civilisation cambodgienne a atteint son zénith vers le XIIème siècle... Mais après cinq siècles de gloire, l'empire khmer a succombé et a fini par s'effondrer... C'est cette leçon de l'histoire que nous ne souhaitons pas oublier." Angkor était à la fois une référence et un fardeau - le preuve de ce que les Cambodgiens étaient capables de réaliser et un rappel constant de leur impuissance à connaître de nouveau ces sommets. Quand Samphân avait une dizaine d'années, son instituteur évoqua devant sa classe la gloire de la civilisation d'Angkor. 3Je m'en souviens encore, a-t-il raconté, et je me souviens de ma déception  quand il nous dit qu'après le XIIIème siècle, Angkor s'était effondré. Il ne faut jamais sous-estimer l'effet de ces siècles de déclin sur notre subconscient national. C'est la raison pour laquelle les jeunes Cambodgiens se demandent encore, presque instinctivement, si le Cambodge peut survivre en tant que nation."


Cambodge- Vietnam

  "En revanche, on considérait les Vietnamiens d'un autre oeil. Il n'y avait pas un enfant khmer qui ne connût l'histoire des trois prisonniers cambodgiens que les Vietnamiens avaient enterrés jusqu'au cou pour que leurs têtes forment un trépied sur lequel on pouvait poser une bouilloire; ils avaient allumé un feu au milieu et leur avaient ordonné de ne pas bouger de crainte de "renverser le thé du maître - et chaque enfant savait que le palmier à sucre, ou thnot, l'emblème du Cambodge, disparaissait à quelques kilomètres de la frontière "parce qu'il ne veut pas pousser au Vietnam". Ces histoires étaient entièrement fausses, mais peu importaient; elles résumaient l'image que les Cambodgiens se faisaient d'un pays qu'ils considéraient comme leur ennemi héréditaire. Malgré les atrocités commises par les Siamois au XIXème siècle, il n'existait rien de comparable à propos des Thaïlandais.
  Le Vietnam était la bête noire du Cambodge. Quand les enfants khmers se chamaillaient, se rappelait un ami de Sâr, un de leurs camarades intervenait pour leur rappeler que les Cambodgiens avaient suffisamment d'ennemis pour éviter de se battre entre eux. Mais c'était avant tout l'idée des Vietnamiens qui était détestée. Ils semblaient être tout ce que les khmers n'étaient pas: un peuple discipliné, vigoureux et viril à qui sa migration implacable vers le sud avait permis au fil des siècles d'engloutir le Kampuchéa Krom, c'est à dire le Cambodge inférieur, la région du futur Sud-Vietnam; il menaçait désormais d'entreprendre une conquête larvée du Cambodge lui-même, avec la bénédiction des autorités françaises, lesquelles soutenaient un vaste mouvement d'immigration vietnamienne pour occuper les échelons inférieures de la fonction publique coloniale et fournir la main-d'oeuvre qualifiée que les Cambodgiens étaient jugés incapables de lui procurer. Le résultat allait au-delà de l'antipathie raciale. C'était un complexe d'infériorité massif, qui se réfugiait dans des rêves de grandeur ancestrale. Sur le plan personnel, Khmers et Vietnamiens pouvaient être amis; les écoliers kmers se souvenaient souvent de leurs instituteurs annamites avec affection. Mais la fracture culturelle entre les deux peuples - entre confucianisme et bouddhisme Theravada, entre monde chinois et monde indien - recouvrait une incompréhension et une méfiance réciproques, qui explosaient périodiquement sous forme de massacres et de pogrommes racistes.

 

Jeunesse:

  "Les Cambodgiens n'embrassèrent pas le marxisme pour des raisons théoriques, mais pour essayer de se débarrasser des Français et de transformer une société féodale que le colonialisme avait laissée largement intacte.
  Dans cette optique, le stalinisme comme le maoïsme présentaient un gros défaut. Ils traitaient d'un monde qui accordait la place d'honneur au prolétariat industriel. La révolution bolchevique avait été déclenchée par les ouvriers de Pétrograd dans un pays qui était déjà, à cette époque, la quatrième puissance industrielle du monde. En 1917, la Russie comptait plus de sept millions d'ouvriers. La vision stalinienne du socialisme reflétait la situation d'un Etat industrialisé luttant avec les grandes puissances capitalistes pour dominer le monde. Mao lui-même, à la tête de ce qu'il décrivait comme une "révolution essentiellement paysanne", précisait d'une seule haleine que "la révolution ne peut pas réussir sans la classe ouvrière moderne".
  Or le Cambodge ne possédait pas de "classe ouvrière industrielle", moderne ou autre.
  Quant aux Vietnamiens, enflammés par leur volonté missionnaire de créer un mouvement révolutionnaire khmer, il leur fallut bien admettre que les conditions d'"une révolution socialiste, voire d'une révolution de type nouvelle démocratie", n'étaient pas réunies; la seule révolution que l'on pût envisager était "de nature nationale". Il fallait donc trouver un modèle différent - que Sâr découvrit un week-end, en feuilletant des livres au hasard sur les étals des bouquinistes des bords de Seine, près du pont Saint-Michel. Cinquante ans plus tard, c'était le seul ouvrage de son séjour parisien dont il conservait le souvenir: La Grande Révolution du prince Pierre Kropotkine, anarchiste russe."

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Sâr avait pris un poste de professeur d'histoire et de littérature française dans une école privée...... Dans ce cadre, un troisième Sâr fit son apparition, venant compléter le révolutionnaire et le jeune dandy. L'ancien élève médiocre se révéla un professeur exceptionnellement doué. Soth Polin, qui deviendrait par la suite un des romanciers khmers les plus en vue, avait étudié la littérature française avec lui:
Je me souviens de son élocution; son français était doux et musical. Il était manifestement attiré par la littérature française, en particulier par la poésie: Rimbaud, Verlaine, Vigny... Il parlait sans notes, hésitant parfois un peu mais jamais pris de court, les yeux mi-clos, emporté par son propre lyrisme... Les élèves étaient subjugués par ce professeur affable, invariablement vêtu d'un pantalon bleu foncé et d'une chemise blanche.

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Sâar commença à s'interroger sur le type de système qu'il souhaitait instaurer au Cambodge.
"Après 1963, expliqua-t-il , quand je me suis retiré à la campagne, mes opinions, ma pensée et mes vues ont beaucoup changé, parce que je me trouvais dans une région rurale très isolée, à l'écart, éloignée de la ville... Je vivais au milieu des masses [et] j'ai compris que je pouvais leur faire confiance." ... A Paris, dit-il, il avait saisi peu de choses, parce qu'il était entouré d'éminents intellectuels; au Cambodge, il était au contact "des couches inférieures, des moines, des gens ordinaires, alors j'ai compris les problèmes"..... Il n'en avançait pas moins à l'aveuglette. "Nous nous appliquions à [définir une direction] puis à la mettre en pratique sans savoir si elle était juste ou non." Il n'avait pas de modèle, pas de plan, mais plutôt un mélange [d'influences], un peu de ci, un peu de ça... Je n'ai copié personne. J'était marqué par ce que je voyais dans le pays.".....
Une approche aussi illettrée, quasi mystique, du communisme était sans précédent dans le marxisme chinois comme dans le marxisme européen.

 Le coup d'Etat de Lon Nol (1970):

"Si, pour le gouvernement de Lon Nol, tous les vietnamiens étaient des communistes, pour les khmers rouges, tous les étrangers étaient des ennemis. Fin avril on dénombrait vingt-six journalistes occidentaux "portés disparus" au Cambodge. Ceux qui eurent la chance de se retrouver entre les mains des Viet-congs furent généralement libérés, comme il était d'usage au Vietnam, à un moment bien choisi pour rapporter un avantage politique maximum à leurs ravisseurs. A trois exceptions près, tous ceux qui furent pris par les khmers rouges pendant la guerre - prêtres et personnel d'organisations humanitaires aussi bien que journalistes - furent abattus. Là encore il s'agissait de "tracer une ligne de démarcation claire entre l'ennemi et [eux]".

Au fur et à mesure que cette fatidique année 1970 se prolongeait, l'attitude des deux camps se durcit.

Cette évolution n'était pas inéluctable et ne représentait pas une simple réaction à l'élargissement du conflit. Chaque camp rompait délibérément avec ses références traditionnelles: la monarchie, dans le cas de Lon Nol; l'héritage du communisme indochinois dans celui des Kmers rouges. Les restrictions habituelles imposées à la pensée et au comportement s'érodaient, le Cambodge se dirigeait vers une terre inconnue."

La prise de pouvoir:

Au Nord-Est, les dirigeants du PCK étaient vraiment leurs propres maîtres pour la première fois depuis qu'ils avaient pris le maquis. Le nouveau Bureau 100 était une installation entièrement cambodgienne, avec un cuisinier "khmer" et un "docteur", Dam, qui avait entrepris des études de médecine avant de les abandonner pour rejoindre la révolution. Comme d'autres bases de la région, ce bureau était équipé de défenses primitives mais redoutables:
Il était entouré de dizaines de pièges, des fosses contenant des bambous taillés en pointe et des lances. Le long des sentiers, nous avions suspendu des pièges aux arbres. Nous n'avions pas de mines à l'époque. Mais les gardes patrouillaient par groupes de cinq avec des arcs et des flèches empoisonnées. Nous avions des fusils, des vieux Enfield de la Première Guerre mondiale, quelques Kalachnikov, mais très peu, et des armes que l'on charge par le canon dont les membres des tribus locales se servaient pour la chasse.
Sâr voyagea peu pendant cette période. Affranchi de toute influence extérieure, dans une région du Cambodge où les décisions du gouvernement ne s'appliquaient pas, il eut le temps de planifier et de réfléchir. La population dans son ensemble - soumise aux exactions de fonctionnaires cupides venus de la lointaine Pnom Penh et à ce qu'un diplomate appelait le "complexe de supériorité outrecuidant" des Cambodgiens des plaines - n'éprouvait aucune sympathie pour le régime de Sihanouk. Pour Sâr, les montagnards, plus encore que les paysans kmers, incarnaient le "bon sauvage" de Rousseau - des hommes simples, purs, d'une loyauté fanatique, préservés de la décadence de la vie cambodgienne. Ieng Sary, lui aussi, conservait l'image d'"hommes prêts à donner leur vie pour vous sans hésiter... Vous ne saviez jamais comment un soldat khmer allait réagir expliquait-il. Mais un Jarai veillait à ce que je sois en sécurité à n'importe quel prix"...................................

Dans un état profondément corrompu, dirigé par un autocrate et où l'on ne comptait pas les injustices sociales et économiques, le recours à la révolte armée était devenue la solution non seulement naturelle mais inévitable de tout jeune idéaliste, désireux de servir son pays.............

Cela ne veut pas dire que les forces qui prêteraient à la révolution des Khmers rouges ses traits particulièrement pernicieux n'étaient pas encore à l'oeuvre. Rétrospectivement, il apparaît clairement que le terrain avait été préparé et les germes du futur régime déjà plantés. Mais sur le moment, personne - pas plus les Vietnamiens que les intellectuels qui se rallièrent en masse à la cause du PCK, ou même que Sâr lui-même - ne pouvait prévoir la moisson empoisonnée qu'ils produiraient. Interrogé sur la manière dont les guérilleros communistes traitaient leurs adversaires, un des gardes du corps de Sâr, qui s'était battu au Ratanakiri, répondit trente ans plus tard:
"Vous me demandez si nous faisions des prisonniers? Non... et de notre côté, nous avions ordre de ne pas nous laisser prendre vivants. Si nous capturions un villageois, et si c'était quelqu'un de la région, nous le renvoyions chez lui. Mais si nous prenions un soldat du gouvernement, nous le tuions. Il n'y avait pas directives précise sur ce point, mais chacun savait que c'était ce qu'il fallait faire. C'était une lutte sans merci. Nous devions tracer une ligne de démarcation bien claire entre l'ennemi et nous. C'était le principe.".........

Dans les cultures confucéennes de la Chine et du Vietnam, les hommes sont, en théorie, toujours capables de se réformer. Ce n'est pas le cas dans la culture khmère. La "ligne de démarcation" est absolue. De même que les Cambodgiens se définissent par leur différence avec les Vietnamiens et les Thaïlandais, de même que le village existe par opposition à la forêt et la civilisation par opposition au monde sauvage - ceux qui se trouvent par-delà la "ligne" sont irrémédiablement séparés de ceux qui sont en-deçà. Leur existence n'a pas de valeur.

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Lorsque le mois d'avril arriva, la vie à Phnom Penh avait pris un visage complètement irréel.
Ceux qui avaient de l'argent et des relations firent des pieds et des mains pour obtenir des places sur les derniers avions en partance. Les deux millions et demi d'autres habitants vivaient au ralenti. Malgré le pont aérien, la ville ne recevait que la moitié du riz nécessaire à ses besoins. Il n'y avait pas de médicaments, peu de lits d'hôpitaux et, dans un pays qui se noyait dans le sang, il n'en restait pas pour les transfusions. Jadis l'une des plus charmantes capitales d'Asie du Sud-Est, Phnom Penh était devenue la capitale hypertrophiée des épreuves que subissent les pays pauvres du monde entier, où la misère de la multitude n'a d'égale que la consommation éhontée d'une certaine élite. Alors que le prix du riz atteignait des sommets astronomiques et que, dans les bidonvilles, des milliers d'enfants et de vieillards mouraient de faim, des restaurants comme La Sirène et le Café de Paris continuaient à servir du foie gras et du gibier, arrosés des meilleurs crus français. Un soir, au vénérable Hôtel Phnom Penh, le plus ancien et le plus respecté des établissements du Cambodge, une jeune Française fit l'amour dans la piscine - une fois dans le petit bain, une fois au plus profond, avec deux hommes différents - sous les applaudissements des autres hôtes qui prenaient un verre. On aurait dit que la ville était décidée à prouver qu'elle était bien le cloaque de décadence et de turpitude que les Khmers rouges l'accusaient d'être - cible idéale qui, telle une putain malade, n'attendait que les feux purificateurs d'une révolution incandescente.

L'entrée à Phnom Penh

" Les jeunes gens qui surgirent, comme venus de nulle part, au coeur de Phnom Penh peu après les premières lueurs du jour firent tout ce que des rebelles victorieux sont censés faire. Ils circulaient en Jeep en agitant un curieux drapeau, une croix blanche sur fonc bleu et rouge, répondant d'un signe de tête aux acclamations de la foule. Ils prirent le contrôle d'installations clés, dont le ministère de l'Information et l'émetteur de radio et fraternisèrent avec les troupes gouvernementales qui jetèrent leurs armes et brandirent des drapeaux blancs en signe de reddition. "Tout le monde s'embrassait de joie!" a raconté le missionnaire français François Ponchaud. "Pour nous, spectateurs étrangers, c'était l'étonnement le plus complet ...Etaient-ce donc là ces terribles soldats révolutionnaires, si bien en chair et si peu nombreux?" Ils n'étaient pas les seuls à éprouver quelques doutes. Un photographe américain trouvé qu'ils "n'avaient par l'air vrai" et le correspondant britannique Jon Swain déclara que leur chef plastronnait comme "un play-boy [dans un] uniforme noir [qui] avait l'air coupé par Yves Saint Laurent"..........

Pour l'ensemble de la population, l'atmosphère de carnaval - "la kermesse populaire" que Sihanouk avait annoncée lorsque la paix serait enfin rétablie - céda bientôt  à un sentiment accablant et à une sourde angoisse. "J'eus la sensation presque physique, écrivit plus tard François Ponchaud, qu'une chape de plomb était subitement tombée sur la ville."
Les nouveaux arrivants étaient "couverts de crasse de la jungle, ils portaient des uniformes qui ressemblaient à des pyjamas noirs et qui n'étaient pas à leur taille, avec des bandeaux de couleur ou casquettes à visière Mao, raconta plus tard une femme. Ils avaient l'air mal à l'aise... méfiants, épuisés". Le journaliste khmer Dith Pran trouva qu'ils semblaient venir "d'un autre monde... Jamais le moindre sourire. Ils n'avaient même pas l'air de Cambodgiens". Ponchaud fut lui aussi frappé par leurs visages "usés et impassibles, sans une parole, dans un silence de mort", tandis qu'ils parcouraient les boulevards en file indienne comme si la ville était une forêt."................

C'était dans cet arrière-pays plongé dans les ténèbres  que les Khmers rouges avaient établi leurs bastions et recruté leurs premiers partisans. Les citadins, qui ne s'y rendaient jamais, auraient eu peine à imaginer l'existence de tels lieux. Pourtant, les paysans de ces régions n'étaient pas moins khmers que leurs cousins des villes et, aux yeux de Pol et des autres dirigeants du PCK, ils étaient plus purs, plus authentiques, ils représentaient le pool génétique primordial à partir duquel on construirait la révolution. Ces plus pauvres d'entre les pauvres furent donnés en exemple au reste de la société. Ceux qui venaient des régions mieux loties, qui rejoignirent  la révolution plus tard et finirent par former la grande majorité de l'armée khmère rouge, furent obligés de se calquer sur eux. Deux Cambodge, maintenus jusqu'alors rigoureusement à l'écart l'un de l'autre, se heurtèrent de plein fouet en ce jour d'avril 1975.
L'élite urbaine découvrit avec horreur la barbarie des forces conquérantes. Les soldats buvaient dans la cuvette des toilettes, croyant que c'était les puits des gens des villes. "Ils avaient peur de tout ce qui était en bouteille ou en boîte, a relaté un jeune ouvrier. L'un d'eux ayant été malade après avoir mangé un aliment en conserve, ils ont pris une boîte de sardines, avec une image de poisson dessus, pour du poison destiné aux poissons." Certains essayèrent de boire de l'huile de moteur, d'autres mangèrent du dentifrice."

L'évacuation de Phnom Penh

L'évacuation des villes du Cambodge et ses conséquences immédiates - la relocalisation de l'ensemble des populations à la campagne, la mise à mort d'anciens adversaires, la réforme ou l'élimination de tous ceux qui étaient jugés potentiellement hostiles - furent le paradigme presque parfait des trois années, huit mois et vingt jours de régime khmer rouge qui suivirent.

La plupart des citadins ne s'attendaient absolument pas à la tournure que prirent les événements, ce qui révèle bien le peu d'attention qu'eux-mêmes et le monde extérieur avaient porté aux Khmers rouges et à leurs méthodes au cours de leurs longues années de traversée du désert. Ce qui se passa à la mi-avril 1975 était le fruit d'une politique en gestation depuis les années soixante, et dont l'origine remontait encore plus loin dans le temps. Six des principaux chefs de zone - Ruos Nhim et Kong Sophal au Nord-Ouest, Pauk au Nord, Ney Saram au Nord-Est, So Phim à l'est et Mok au Sud-Ouest - avaient, et cela n'avait rien d'une coincidence, commencé leur carrière révolutionnaire sous la bannière des Issaraks pendant la guerre contre les Français.

Ils manifestaient la même détermination farouche, la même simplification excessive, la même brutalité et le même mépris de la vie humaine que ces rebelles trente ans plus tôt. Ils leur ressemblaient également par leur humeur hargneuse et par leur diversité. Contrairement aux Etats communistes orthodoxes, où la prise de décision est extrêmement centralisée et l’application des décisions théoriquement monolithique ; le Cambodge des Khmers rouges était indiscipliné. 

Cette association d’attributs se révélerait l’un des traits les plus durables du régime de Pol et serait finalement une sauce majeure de sa chute. On obéissait aux directives du comité permanent du PCK, mais chaque zone les interprétait à sa guise. D’où le fatras de signaux contradictoires que l’on observe au moment de l’évacuation de Phnom Penh. Ce qui était vrai des zones l’était également des niveaux inférieurs. Un commandant de bataillon du Sud Ouest affirmait que « la douceur ou la rigueur des différentes unités dépendait des commandants à titre individuel – et non de leur zone d’origine ». Des déporté pouvaient être traités avec dureté dans l’Est, prétendument modéré, ou avec modération dans le Nord, censément plus sévère.

L’image courante des Khmers rouges qui les présente comme automates décérébrés, voués à la destruction, était fondamentalement inexacte. L’expérience que firent les déportés eux-mêmes constituait une mosaïque d’idéalisme et de boucherie, d’exaltation et d’horreur, de compassion et de brutalité, qui défie toute généralisation hâtive. Cette généralisation se maintiendrait, elle aussi, tout au long des années de pouvoir khmer rouge.
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Les soldats du monde entier sont formés à réaliser leurs objectifs sans prêter trop attention aux dégâts qu'ils occasionnent. Dans le cas des Khmers rouges, ce trait fut aggravé par l'ignorance et par une extrême jeunesse. Il n'en est pas moins vrai que le contexte politique qui leur permit d'agir ainsi avait été défini au cours de la décennie précédente par Pol et par le comité permanent du PCK.
Ce n'était pas une fatalité.   

La vie dans le"Kampuchéa démocratique":

"Tous les soirs, on organisait une "réunion mode de vie",.... chaque participant  faisait le compte-rendu de ses activités du jour, avant d'entreprendre la critique de ses compagnons  et son autocritique.... Toutes les pensées étaient orientées sur un objectif déterminé par Angkar, avec un intensité croisssante.........Ong Thong Hoeung découvrit que des amis qui n'avaient quitté Paris que trois mois plus tôt étaient devenus "maigres comme de clous, squelettiques... Non seulement ils sont maigres mais ils sont aussi sales, couverts de plaies, de boutons... Leurs dents sont noires. Quelques-uns même en sont presque dépouvus. On les croirait sortis de l'enfer bouddhique ou des camps de concentration de Hitler".............. 
La destruction de la "propriété privée matérielle et spirituelle" n'était autre que le détachement bouddhiste sous des atours révolutionnaires; l'anéantissement de la personnalité marquait la réalisation du non-être. "La seule liberté véritable, proclamait un document d'étude, c'est uniquement ce que l'Angkar dit, écrit et organise". Comme le Bouddha, l'Angkar avait toujours raison; constester sa sagesse ne pouvait être qu'un tort.......
Les liaisons illicites étaient passibles de la peine de mort... les chemisiers étaient boutonnés jusqu'au cou......le sport, considéré comme bourgeois, était banni. Les jouets d'enfant aussi. Il n'y avait pas de temps libre.
Pour Pol, le Kampuchéa démocratique était un îlot de pureté "dans la confusion du monde actuel", "un modèle précieux pour l'humanité", dont la vertu révolutionnaire dépassait celle de tous les précédents Etats révolutionnaires, Chine comprise.
A la campagne, ceux qui exerçaient un certain pouvoir - les chhlorps, les soldats, les fonctionnaires de commune et d'arrondissement  - mangeaient à part, et plus que correctement. Certains prenaient quatre repas par jour et avaient des cuisiniers attitrés qui leur préparaient leurs plats préférés. Les ouvriers de chemins de fer et certaines autres catégories privilégiées bénéficiaient de rations supplémentaires de viande et de riz. Au ministère des affaires étrangères, les hauts fonctionnaires jouissaient, eux aussi, d'un régime particulier. Les "anciens", c'est à dire les dirigeants régionaux qui firent un séjour à B1, flanqués de domestiques et de gardes du corps, avant d'être envoyés à l'étranger pour y être les premiers ambassadeurs du Kampuchea démocratique, étaient encore plus bichonnés. Avec toute la candeur naïve de son extrémisme parisien de mai 1968, Laurence Picq fut scandalisée par leur conduite:
  Tous avaient des quantités de valises, de cantines, de malles... [contrairement à] nous  , qui avions été dépouillés de tout... A la cuisine, malgré la pénurie, les combattantes [qui y travaillaient] parvenaient toujours à préparer des petits plats pour ces "aînés" qui étaient l'Angkar incarné. C'était la coutume. Mais ces derniers, tout en faisant acte de présence au réfectoire, organisaient fréquemment des banquets chez eux. De vrais banquets, avec porcelet, poulets, vin, riz gluant.. Tous les matins, un garde du corps allait chercher pour le petit déjeuner du pain frais, très blanc, cuit spécialement pour les résidents étrangers... Dans la journée, [les femmes] allaient souvent fureter dans les maisons abandonnées de Phnom Penh. Elles ramenaient des vêtements fins, des sous-vêtements et du bric-à-brac soi-disant pour envoyer aux coopératives. Un jour je les surpris en train de se demander quel argent elles allaient de pierres précieuses [qu'elles avaient trouvées]. Ce monde m'apparut bien étranger... Ces cadres vivaient à l'écart, sur un pied dépassant tout ce qu'on pouvait imaginer dans un monde si puritain et si pauvre. Banquets, sorties, parties fines, main basse sur les butins. En bons conquérants ils ne se privaient de rien

La fin
  Jusqu'aux toutes dernières heures, la politique khmer rouge s'inscrivit dans le droit fil ce qui s'était passé précédemment. La priorité assurée à la sécurité de Sihanouk, à la protection de Pol et des autres dirigeants n'était que la mise en pratique du principe exposé par Nuon Chea plusieurs mois auparavant: "Si nous perdons des membres mais que nous conservons la direction, nous pourrons continuer à gagner." Son corollaire - les gens ordinaires étaient sans valeur - était appliqué par les Kmers rouges depuis l'évacuation de Phnom Penh en avril 1975. L'indifférence aux pertes en vies et au gaspillage des ressources matérielles était identique à ce qu'elle avait été trois ans et demi plus tôt.........................................
  Pol était purement et simplement incapable  de prendre sur lui d'expliquer au peuple cambodgien ce qui se passait même si cette attitude devait entraîner la destruction du régime.........................Au lieu de donner à la population des conseils pratiques  pour réagir à la progression vietnamienne, il psalmodiait les formules rituelles sur la nécessité de "compter sur l'alliance entre ouvriers et paysans", de développer la production et de renforcer l'unité nationale............................
  En janvier 1979, une écrasante majorité de cambodgiens accueillirent  les Vietnamiens en libérateurs. Ils avaient beau être considérés comme l'ennemi héréditaire, l'horreur du régime khmer rouge avait été telle que toute autre solution était préférable..................
  Bien qu'il eût promis, peu après l'invasion vietnamienne, de "tirer les leçons des erreurs du passé", Pol ne reconnut jamais sa responsabilité dans le million et demi de morts survenus sous son régime et ne désavoua pas la politique qui les avait provoqués.
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  L'humiliation nationale et la frustration que celle-ci engendre au sein d'une élite cultivée conduisent presque immanquablement à une révolution violente. Les Chinois, les Coréens, les Russes, les Allemands sous Hitler, tous ont suivi cette voie. Au Cambodge, ce phénomène a donné les Khmers rouges.
  Les pays concernés ont porté des jugements différents sur ces régimes. Les Allemands ont désavoué le nazisme, le présentant comme une aberration, une monstrueuse perversion de leur culture. Les Chinois n'ont pas renié Mao ni Staline, pas plus qu'ils n'ont condamné le premier empereur Qin ou Ivan le Terrible; à leurs yeux, tout en étant des tyrans, ces hommes avaient incarné, en des temps d'épreuve et de renouveau national, les aspirations de leurs peuples. Pol Pot, comme Hitler, a conduit son pays vers les ténèbres. Mais il fut également, pendant un temps, l'authentique porte-parole de l'aspiration à une grandeur révolue qui animait tant de Khmers. Le missionnaire français François Ponchaud qualifiait la révolution que Pol avait lancée de "sursaut de l'identité nationale khmère". Un journaliste yougoslave qui s'était rendu au Kampuchéa démocratique en 1978 exprimait la même idée en comparant le comportement des communistes cambodgiens à celui d'une "personne peu loquace, introvertie, dont personne n'a jamais écouté l'avis jusque là et qui prend soudains la parole de manière passionnée".
  Les Khmers rouges ont franchi d'un bond l'abîme entre timidité et massacre.
  L'idéologie violente au nom de laquelle ils agissaient leur avait été léguée par la Révolution Française, par Staline et par Lénine. Mais la forme singulièrement abominable qu'elle prit venait de modèles culturels khmers préexistants. Toutes les atrocités que les Khmers rouges commirent, et un grand nombre qu'ils ne commirent pas, figurent sur les frises de pierre d'Angkor, sur les peintures d'enfers bouddhistes ou se retrouvent, en des temps plus récents, dans la conduite des Issaraks - à l'instar de Mao qui puisa dans les antécédents chinois. Yos Hut Khemcaro, chef de la fondation bouddhiste khmère, affirme: "Le Khmer rouge est né de la société cambodgienne, c'est l'enfant du Cambodge".       
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  Il est trop facile, trop rassurant d'imputer les atrocités des Khmers rouges à la culture féodale spécifique à un pays tropical exotique, tout comme de l'attribuer à la perversité  individuelle d'une poignée de  dirigeants à l'esprit tordu. Le mal cautionné par l'Etat prospère partout où les freins et les contrepoids démocratiques son absents. Le Cambodge de Pol Pot, l'Allemagne de Hitler, la Chine de Mao et la Russie de Staline l'illustrent fort bien.
  Mais si la démocratie assure une certaine protection contre l'effondrement moral, elle n'est pas infaillible. La France était une démocratie quand ses troupes ont commis des massacres en Algérie. Les Etat Unis également, quand ils ont approuvé l'esclavage. Les propriétaires d'esclaves américains traitaient peut-être leur cheptel humain moins cruellement que Pol Pot, mais le principe était identique.                                                        

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