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 Chapitre "Le bréviaire de la haine" l'époque moderne: une violence cyclothymique" page 34

….la loyauté devient la vertu cardinale : celle–ci ne s’adresse désormais ni à un chef connu personnellement – comme pendant le long cycle des guerres féodales – ni à la nation ou à l’Etat, comme le prescrivait le code de l’ère Meiji, mais à un Empereur aussi inaccessible que mythifié, et dont chaque supérieur hiérarchique se prétend le représentant. D’où un culte de l’obéissance aveugle et une insistance sur la nécessité d’un sacrifice qui, peu à peu, passe du statut d’ultime recours à celui d’honneur, voire de bonheur suprême. Quand la guerre du Pacifique se fera plus incertaine pour le Japon, certains parents croiront bienséant, reprenant le discours officiel, de souhaiter à leur fils « de ne pas revenir vivant ». L’insistance est mise sur la victoire à tout prix, sur le maintien en toutes circonstances de  « l’esprit combatif » - d’où l’exécration de l’idée même de retraite ou de reddition, ce qui poussera l’armée japonaise à perdre de nombreuses forces faute de les avoir repliées à temps, rendra très difficile toute reddition de leur part, et leur fera mépriser souverainement les prisonniers de guerre adverses. Cette mutation a un faisceau de causes complexes, dont on reverra quelques-unes. Mais, dans l’armée, le tournant se produisit au cours des 20 premières années du 20e siècle, quand les officiers d’extraction samouraï se virent de plus en plus souvent remplacés par des chefs d’extraction modeste, généralement paysanne, frais émoulus des écoles de guerre, qui constituèrent très tôt les bastions du nouvel esprit impérialiste et totalitaire.

p. 36 : Rien d’étonnant en conséquence à ce que cet Etat où l’on se préoccupe bien plus précocement de former des petits soldats que de bons citoyens soit si fortement marqué d’autoritarisme, de culte de la hiérarchie et d’esprit de corps……………………………………… 


p.39 : D’ailleurs l’armée entreprend très tôt d’enserrer la société civile de ces rets. En 1910 est lancée sous son contrôle direct une Association des réservistes, dont les effectifs gonflent à mesure de la généralisation du service militaire : le nombre des conscrits double entre 1905 et 1921. Les sections locales gagnent rapidement le plus petit village, et s’étendent en 1914 aux lieux de travail. A côté des activités propagandistes sont organisés une préparation militaire pour les futurs appelés et un entretien physique pour les vétérans. La charte de l’association annonce la couleur :

   « A notre retour chez nous, a l’aide de notre vertu, nous devons influencer la jeune génération, nous transformer en citoyens modèles, et ne pas hésiter à jouer le rôle de puissant bras droit de l’Empereur […] Nous devons […] viser à l’idéal que tous les citoyens soient des soldats. » ………………………………

L’armement des esprits :p. 43 : Le général Araki Sadao, grand homme de la droite militaire  - et des putschistes – aux alentours de 1930, écrit pour sa part que l’empereur est l’« éternel zénith du Vrai, du Bon et du Beau, au travers des âges et des lieux » . Il y a donc fusion de l’éthique et du politique,  du singulier et du collectif, autour de ce pilier indéracinable et par essence parfait qu’est l’Empereur. Quand semblable discours parvient à acquérir les moyens nécessaires pour s’imposer, le totalitarisme n’est pas loin.

Les églises au secours du sabre: p. 49:

   Il est plus étonnant encore que, quelques mois après les décapitations à la chaîne de prisonniers chinois qui marquèrent la prise de Nankin  (chap. 5), l’érudit D.T. Suzuki (1870-1966) ait pu publier en anglais un ouvrage souvent réédité et acclamé en occident, Zen Buddhism and its Influence on Japanese Culture, dans lequel il ne craignait pas d’affirmer :

  « Le sabre a donc une double fonction à remplir : détruire tous ce qui peut s’opposer à la volonté de son propriétaire, et sacrifier toutes les pulsions qui peuvent jaillir de l’instinct de conservation. La première s’apparente au patriotisme ou parfoisaun militarisme, tandis que la seconde a une connotation religieuse de loyauté et d’abnégation. […] Le sabre en vient à être identifié avec l’anéantissement de tout ce qui fait entrave à la paix, à la justice, au progrès et à l’humanité. »

   La casuistique atteint ensuite des sommets,  dans le but de débarrasser le meurtrier de tout sentiment de culpabilité :

  « […] Dans le cas de l’homme qui lève le sabre par obligation […] Ce n’est pas lui qui tue mais le sabre lui-même. Il n’avait aucun désir de faire du mal à qui que ce soit, mais l’ennemi se présente et se transforme de lui-même en victime. C’est comme si le sabre accomplissait automatiquement sa fonction de justice, qui est une fonction de miséricorde […] Lorsqu’on attend du sabre qu’il remplisse ce rôle dans la vie,  il cesse d’être une arme défensive ou un instrument de meurtre et l’escrimeur devient un artiste du plus haut niveau, engagé dans la création d’une œuvre parfaitement originale. »

Des ressorts psychologiques et sociétaux qui facilitent le passage à l’acte

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On a jusqu’ici insisté sur les mécanismes susceptibles d’expliquer et l’accession au pouvoir d’une clique de  fanatiques  extrémistes, et leur capacité à imposer leur volonté à leurs subordonnés. Mais, pour reprendre le vieux débat sur l’Allemagne nazie, n’y a-t-il pas eu, de surcroît, culpabilité collective, partagée par la plupart des Japonais ? On possède les exemples surabondants d’une participation enthousiaste aux pires horreurs, et à l’inverse les actes de résistance,  ne serait–ce que passive, restèrent désespérément rares, plus encore qu’en Allemagne sous Hitler. Seules les méthodes de l’anthropologie permettent de percer à jour cette zone d’ombre qui réside – à dose évidemment variable - en chaque Japonais,  et qui en vint à recouvrir une grande partie de l’Asie. Deux traits assez spécifiques doivent être mis en valeur. Il ne s’agit pas de caractères intemporels : il ne serait pas besoin de le préciser, si les Nippons n’étaient pas l’un de ces peuples d’Orient longtemps réputés « immuables », qui par effet de miroir jouent à l’occasion sur cette prétendue caractéristique, ne serait–ce que pour faire taire ceux qui prétendent les comprendre et les soumettre aux mêmes critères du jugement que n’importe quel autre communauté humaine. Les traits que nous tenterons de repérer dans le Japon de ces funestes années ont été construits historiquement, même s’il s’agit ici d’histoire longue, et ils sont globalement moins prégnants au sein des jeunes générations de ce début du 21e siècle. Mais l’insularité du Japon, redoublée par sa longue coupure d’avec le reste du monde,  jusqu’au milieu du 19e siècle, explique leur « naturalisation » persistante, et presque universelle, dans une société particulièrement homogène sur le plan culturel.

L’armée, l’empereur, le consensus

L’éradication de la démocratie

P. 90

La crise de 1929 fut fatale à la jeune et fragile démocratie japonaise. Elle frappait en effet avec une extrême brutalité un monde rural déjà en difficulté depuis le début de la décennie. Pour les plus pauvres des Japonais, le rapprochement était facile, même s’il était abusif, entre leur misère accrue et le pouvoir des partis, qui commençait tout juste à s’imposer. Les libéraux alors au pouvoir aggravèrent leur cas en recourant à des méthodes déflationnistes d’une grande orthodoxie, qui ne firent qu’accélérer la spirale dépressive. Or beaucoup de ces jeunes officiers des années 1920 et 1930 étaient issus de familles paysannes pauvres, pour lesquelles l’armée constituait la seule espérance d’ascension sociale. Leur indignation pris la forme d’un anticapitalisme de droite, et d’un rejet du « désordre » démocratique au profit de ce qu’il connaissait : l’autorité, la hiérarchie, le nationalisme. L’armée vit donc se développer un courant « national-socialiste » au sens premier du terme, particulièrement dans ce bouillon de culture d’extrémistes et d’ambitieux qu’était l’armée coloniale du Kwantung. La jonction se fit assez rapidement avec divers autres groupes de mécontents :  les extrémistes de droite bien sûr ( par exemple Kita Ikki, déjà évoqué) , souvent par l’intermédiaire de sociétés secrètes expansionnistes, telles que le Fleuve Amour ou la Fleur de Cerisier; de jeunes fonctionnaires influencés par le planisme et le dirigisme alors conçus partout dans le monde comme alternative de progrès à la faillite du libéralisme, et indigné de la puissance exorbitante de sociétés encore familiales telles que Mitsui ou Mitsubishi ; enfin, des socialistes modérés, ralliés au principe d’autorité ( comme en Occident un Marcel Déat ou un Henri de Man), et cherchant à sortir de leur isolement. 

Une dictature militaire ?

L’armée est donc omniprésente à tous les niveaux du pouvoir. Est-on pour autant en présence d’une dictature militaire ? Et, d’abord, l’Empereur constitue-t-il un obstacle pour les militaires ? La constitution de 1889 le place dans une position éminente. Il est la source de tous les pouvoirs, y compris l’armée. Cependant les ministres appropriés « l’assistent ». Compte tenu de la parcimonie de la parole et des apparitions du souverain, le droit d’accès des chefs militaires … leur permet de l’instrumentaliser, de se retrancher derrière son autorité pour souvent faire qu’à leur tête.

 

Nankin, paroxysme ou répétition générale ?

La terrorisation de la population civile

Dès l’entrée des troupes japonaises dans Nankin, les habitants encore présents, et les milliers de réfugiés d’autres localités avec eux pris dans la nasse furent emportés dans un maelström d’exactions diverses, qui faisaient régner une atmosphère d’insécurité totale et permanente, que ce soit pour les biens, pour l’intégrité physique ou pour la vie. Le pire eut lieu avant Noël, mais janvier et même mars 1938 virent des recrudescences momentanées des forfaits. Comme le résumeront les attendus du verdict prononcé en 1948 à Tokyo contre le général Matsui :


« Des massacres de grande ampleur, des meurtres individuels, des viols, des pillages et du vandalisme furent commis par les soldats japonais. Quoique l’étendue des atrocités ait été contestée par les témoins japonais, les preuves  contraires provenant de témoins neutres de diverses nationalités et la responsabilité indubitable ( des Japonais) sont écrasantes […]  Au cours de cette période de six ou sept semaines, des milliers de femmes furent violées, plus de 100 000 personnes furent tuées et d’innombrables biens furent volés et brûlés. »

Stratégie et maraudage

Les officiers avaient cru bon de faire miroiter devant leurs hommes la carotte de la nourriture et de femmes en abondance dans les villes à prendre : les unités les plus méritantes avaient le privilège d’y entrer – et de s’y servir – les premières. On avait acquis l’habitude de vivre sur le pays, et les routes de progression vers Nankin devinrent des chemins de croix pour les civils chinois dépouillés, violés, tués. D’où le laxisme criminel des officiers dans cette prise de choix : la capitale. Il y avait également là un avantage secondaire à saisir : terroriser la population d’une cité aussi symbolique montrerait aux autres Chinois leur vraie place, et mettrait un coup d’arrêt à leur insolence et à leur «manque de sincérité», si souvent dénoncé par la propagande nippone. De même en URSS, c’est en 1941, au moment où les allemands étaient persuadés d’un succès rapide, que leur violence fut la pire, en particulier à l’encontre de prisonniers de guerre. Contrairement au sens commun, des individus sûrs d’eux-mêmes peuvent se conduire bien plus mal que des désespérés.

Une longue traînée de sang

Du nettoyage de Singapour au sac de Manille

Quand la communauté religieuse du collège De La Salle est attaquée, le 12, ni la condition ecclésiastique, ni la maîtrise de la langue japonaise de certains, ni la nationalité allemande d’autres ne constituent des viatiques. Tous sont massacrés, certains au sabre, y compris les servantes, le cuisinier et deux familles réfugiées, et même un enfant de six ans, qui s’était caché dans un confessionnal et à qui l’on donne la chasse… Un survivant, gravement touché, témoigne de la suite :

« […] Les japonais faisaient la fête. Ils chantaient bruyamment et hurlaient, erraient ivres dans le bâtiment, comme s’ils célébraient quelque exploit. De temps en temps, l’un d’entre eux pénétrait dans le hall, maintenant dégoulinant de sang, apparemment pour vérifier que personne ne bougeait plus. » 

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Le sadisme et la cruauté se donnèrent au moins autant libre cours qu’en Chine. Des cas de mutilations génitales féminines et masculines ont été attestés. Et l’embrochage de bébés sur des baïonnettes, qu’on a longtemps cru inventé, a fait l’objet de trois témoignages au moins. À compter de cela, les viols et la prostitution forcée apparaissent presque comme de la routine.

Des vies bouleversées

 

Les persécutions physiques furent accompagnées de destructions du cadre de vie à une échelle encore plus large. La Chine, une fois encore, fut de loin la plus touchée : si les habitants purent souvent limiter les pertes humaines en fuyant le plus l’écart possible des axes hors desquels l’occupant ne s’aventurait que rarement, un nombre immense de villes et de villages furent en grande partie ou en totalité incendiés. Lors de la campagne de 1937 en Chine centrale tout au moins, les soldats paraissent avoir eu complète licence pour piller et dévaster : « C’est relaxant de mettre à feu à cinq ou six chaumières et de les regarder flamber », note comme si de rien n’était dans son journal le soldat Makihara. Le commandement finit par y mettre le holà – mais non pour des raisons humanitaires : il ne faut plus « incendier les maisons et des villages […] sauf en cas de nécessité » car, dans la région de Shanghai, « on ne trouve presque plus de bâtiments susceptibles d’être utilisés comme hôpitaux, comme logements aux autres, dans la mesure où les troupes ont presque tout brûlé ».   

   

Le martyre des prisonniers de guerre

L’enfer des transports

On se tua pour un peu d’eau, on se piétina à mort pour un peu d’air, des officiers donnèrent l’ordre d’étrangler ou d’assommer à mort leurs hommes devenus fous, ou qui tentaient de boire le sang des autres. Les japonais intervinrent parfois, au travers de tirs d’avertissement eux-mêmes meurtriers. Des prisonniers malades, débarqués, furent massacrés dans un cimetière. La suite du voyage, sur des bateaux de remplacement, fut moins dramatique mais  également éprouvante : contenu de latrines déversés «par jeu» sur les internés, froid glacial remplaçant la chaleur torride  à mesure qu’on s’approchait du Japon hivernal. Le débarquement à Fukuoka, quarante six jours après le départ, ne concernera que quelque 500 des 1619 embarqués de Manille. 235 de ces rescapés moururent dans les six semaines qui suivirent. Au total, les pertes avait atteint les 80%.

Les soldats esclaves

 

Pour l’administration japonaise, les prisonniers de guerre n’étaient guère que des instruments au service de leur effort de guerre. Il ne fallait pas avoir  scrupules à les pressurer, jusqu’à la mort éventuellement.  Si tous les lieux d’internement et de travail ne furent pas des enfers, c’est simplement parce que le besoin de maltraiter la main-d’œuvre s’y faisait diversement sentir. Mais, que ce soit au niveau des décideurs ou de l’encadrement, il est bien rare de discerner la moindre considérations d’ordre humanitaire.

Les mines (et carrières) furent une première catégorie de lieux d’effroi. Elles étaient situés au Japon ou à Taiwan. Les prisonniers relevèrent les mineurs partis au front, ou (r)ouvrirent des sites. Pour des raisons tant naturelles que sociales, beaucoup de mines nippones avaient déjà très mauvaise réputation  avant la guerre. L’inexpérience des travailleurs improvisés et l’accent mis sur la production à tout prix firent le reste. Ainsi, à Kinkaseki (Taïwan), les casques étaient en tête en carton bouilli, et les malades, même hospitalisés, était souvent battus par le personnel médical lui-même, parfois à mort, pour les pousser à descendre au fond quel que soit leur état.

 

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